Quand le papier s'ensauvage
Bruno DENIEL-LAURENT
​
La Revue des Deux Mondes - juin 2012
« Par ailleurs, le livre est une industrie » : la célèbre phrase de Malraux, concluant son Esquisse d'une psychologie du cinéma, se prête assez bien aux détournements. Le livre comme le cinéma est en effet une industrie, douée elle aussi d’un certain pouvoir de fascination, celui-ci s’exaspérant surtout en ses deux extrémités : l’atelier d’imprimerie, puis le pilon.
Impayables écrivains : un chef de fabrication de l’imprimerie Laballery, à Clamecy, m’avait un jour confié son amusement de voir souvent se présenter à la porte de ses ateliers des auteurs fébriles, impatients de toucher enfin leur bébé. Ce rutilant quadrilatère parfumé, paré pour toutes les contaminations, c’est le verbe – leur verbe ! – soudain incarné ! Et c’est vrai que l’imprimerie tient un peu de la salle d’accouchement, avec ses flagrances d’encre et d’éther mêlés, ses contremaîtres en blouse blanche courbés vers l’entrecuisse des rotatives. D’autres auteurs, moins gazouillants, choisissent de faire le voyage au pilon des livres. Cette fois, il ne s’agit plus d’accompagner l’ouvrage sur les fonds baptismaux, mais d’assister à sa dégradation au rang de déchet industriel. L’écrivain s’y déleste de ses dernières illusions, accompagne dans son trépas le malheureux support de ses pensées que personne n’a voulu partager. Qu’on ne s’y trompe pas cependant : le pilon est aussi jonché de best-sellers souillés, les pages des Marc Lévy et des Guillaume Musso se ramassent à la pelle, conformément aux logiques de gaspillage structurel : « Pour vendre beaucoup, il faut produire beaucoup plus encore. » Certains susurrent que la publication de Mes amis mes amours a ici donné lieu à de gigantesques sacrifices de matière. On a les potlatchs qu’on mérite.
La broyeuse est un moloch que rien ne semble rassasier. Dès que l’on pénètre dans l’atelier du pilon, elle impose sa masse de chenille impotente, exclusivement dédiée à la digestion de nos rebus d’édition. De ce monstre on ne devine guère qu’une langue annelée – ce tapis roulant qui aspire tout ce qui passe à sa portée – et un anus métallique duquel s’expulsent des amas cubiques de papier froissé. Le reste n’est qu’un tube rudimentaire : dents crénelées, sucs industriels, intestins géométriques. Entre la bouche et le rectum, les livres – on en pilonne 100 000 000 par an (1) – sont tour à tour charriés, désolidarisés, déchiquetés, frappés, compressés, puis agglomérés. Au terme de cette digestion cacophonique, le livre n’existe plus mais une œuvre nouvelle est apparue : une compression multicolore mêlant les fragments les plus hétéroclites, un peu de Figaro Magazine, une bribe de cahier de vacances Nathan, une trace de Jean d’Ormesson, deux débris de Laurent Joffrin, parfois des résidus de chèques bancaires, des pièces comptables, des avis de contravention. Si l’on veut résumer l’art moderne à son usage privilégié du fragment (la poésie de Mallarmé, les chronophotographies de Muybridge, le plan cinématographique, les collages dadaïstes, etc.), alors le pilon est résolument moderne, et même plus que cela puisque la machine n’a pas besoin de l’homme pour produire des œuvres en série ; il suffit qu’un ouvrier la nourrisse avec le tout-venant et l’aléatoire fait le reste. J’en veux comme preuve l’anecdote suivante : un soir où je projetais à quelques amis une version brouillonne de mon essai cinématographique, l’une de mes connaissances, prenant le film en cours, a cru assister à la projection d’un reportage d’exposition. La lente succession de plans fixes et rapprochés sur les balles de papier comprimé lui avait en tout point rappelé les œuvres d’un artiste majeur dont je préfère taire le nom. Seule différence : les agrégats du pilon s’achètent dix euros la tonne.
Avant d’être acheminées vers des usines de papeterie où elles seront fondues et recyclées, les compressions de papier s’entassent à l’air libre, offrant à l’espace du pilon un visage qui au premier abord tient autant de la décharge que du cimetière. Pierre Jourde, que j’avais eu la joie d’accompagner lors de sa première visite, avait su trouver les mots : « On dirait l'atelier à ciel ouvert d'un artiste mégalomane spécialisé dans les compressions. (…) Aux colonnes glorieuses de best-sellers dressées dans les librairies répondent ces hauts pilastres funéraires de mots désormais dépourvus de sens et de destination, qui ajoutent au vacarme industriel le brouhaha silencieux, la cacophonie entassée en quoi consiste leur survie provisoire. » (2) Le pilon est en effet le lieu de toutes les métamorphoses. Il est aussi un écosystème : on l’oublie parfois, mais le livre, chéri ou souillé qu’importe, reste composé de matière organique, moribonde certes mais capable encore de nourrir la nécromasse. Les particules de papier, s’élevant en spirale grisâtre vers le ciel pour mieux retomber sur les terrains vagues, se mêlent à la terre en une boue compacte de laquelle émergent des orties, des fleurs de liseron, des plants d’armoise. Les hauts grillages qui délimitent le pilon n’ont d’ailleurs pas pour fonction d’interdire l’entrée aux intrus, mais bien d’empêcher la migration des fragments de papier vers les lotissements environnants. Car il suffit d’une petite brise et le papier, soudain rendu à sa liberté, frissonne, bruisse, virevolte et s’échappe. Étranges mélopées, en vérité, sèches et rigides, qui dépayseront les amoureux des forêts profondes : on est loin du chant des saules ! Souvent la décomposition du papier emprunte des phases étonnantes. Il est ainsi un lieu laissé aux chutes d’imprimerie : on y voit des rouleaux de papier cylindriques abandonnés à la violence des pluies, recouverts de poussière, creusés par les insectes ; rien ou presque ne les distingue d’une souche d’arbre tronçonnée, on jurerait y discerner écorce, cernes, aubier. Le passage fugitif d’un coléoptère participera de l’illusion. Car la vie animale, on s’en doute, s’octroie ici quelques droits : chats demi-sauvages, tourterelles, corbeaux freux, renards, fouines, blaireaux parfois, trouvent dans ces haies de papier de providentiels terrains de jeux, des abris de fortune. On en viendrait presque à envier cette faune merveilleuse qui dès l’aube peut impunément pisser sur des foenkinos ruinés, des blanrue décapités, des gérard miller soudain aphones. Et l’on se dit que la plus piètre des ciguës, capable de s’épanouir entre ces infectes poussières, possède peut-être une force dont nous avons perdu le secret.
​
​
Bruno DENIEL-LAURENT
​
La Revue des Deux Mondes - juin 2012
NOTES :
1. Soit environ 20 % du nombre de livres imprimés
2. Pierre Jourde, « Le cauchemar du pilon », Le Nouvel Observateur, 30 octobre 2008.
​